juin 19, 2017 · Non classé · Commentaires fermés sur La passion de la négation

« Passion de la négation », c’est l’expression qu’utilise Blanchot à propos de l’expérience intérieure chez Bataille. Il y note une « passion de la pensée négative », autrement dit, une exploration inlassable de l’excès du négatif. Excès, débordement, impossible: mots familiers à tout lecteur de Bataille et qui désignent ce qui sans cesse échappe, « ce surcroît de ‘négativité' » qui tente de repousser les limites mêmes de la pensée et de l’humanité. En ce sens L’Expérience intérieure de Bataille est bien cette « expérience-limite » que décrit Blanchot. C’est la même négativité sans repos que Blanchot voit à l’œuvre dans cette affirmation qui traverse selon lui toute la pensée de Nietzsche, celle de l’homme comme « puissance infinie de négation ».*6 « Ce surcroît de ‘négativité' », écrit donc Blanchot, « est pour nous le cœur infini de la passion de la pensée ».*7 Phrase fondamentale, je crois, et qu’il nous faut garder présente à l’esprit lorsque nous lisons les textes des ces écrivains-penseurs du XXe siècle si nous voulons comprendre le lien entre l’angoisse, la sortie de soi et cette inlassable énergie du négatif qui fait la singularité de leurs écritures. Ce qu’ils affrontent, au bout du compte, c’est ce que l’on nomme tantôt l’inhumain, tantôt le sublime. Les deux termes, on le sait, furent privilégiés tour à tour par Jean-François Lyotard qui souligna le rôle dans l’angoisse d’un affrontement à l’inhumain, au sens d’une puissance de destruction qui dépasse l’individu, un « imprésentable » qui déborde la pensée. Un tel sentiment paradoxal de joie et d’angoisse, d’excitation et de dépression, voilà très exactement, soulignait-il, ce que le XVIIe et le XVIIIe siècle européen a rebaptisé du nom de sublime. C’est bien à partir de cette formidable puissance de création gisant au cœur de la négativité que travaille la pensée de ces auteurs, explorant inlassablement ce qui défait les formes et bouleverse les identités: déconstruction (Derrida), désœuvrement, sésastre (Blanchot), dédit (Levinas), décréation, littérature du non-mot [unword] (Beckett), litanie des « il n’y a pas de… » chez Lacan, fin de l’homme renversant ironiquement toute finitude pour Foucault… Le geste de déliaison à chaque fois est le même qui vise à arracher la pensée à ses certitudes et l’homme à sa finitude. La force de ces écritures est justement d’excéder l’angoisse (et le risque de folie qui toujours borde ces expériences des limites) pour s’en servir afin de pulvériser les formes, utilisant la puissance de décomposition qu’elle recèle. Alors le vide se révèle comme ce qu’il est: non une absence de vie mais un formidable grouillement d’énergies, une infinie mobilité vibratoire. Toute forme est une illusion, suggère la physique contemporaine, nous évoluons au milieu d’un fourmillement d’atomes inlassablement en mouvement; aussi loin qu’on descende dans les profondeurs de la matière physique, tout est pullulement, vibration énergétique, circulation, trajet, pulsation… rien qui ressemble à la stabilité classique des notions d’étendue et de substance. Voilà ce que ces écrivains sans doute ont perçu mieux que quiconque, retrouvant au cœur de leur pratique d’écriture les intuitions présocratiques sur la structure de la matière. Nous sommes des conglomérats provisoires d’atomes, répètent Artaud, Bataille, Beckett et d’autres.